Encré dans l’Histoire – Le Voyage Millénaire du Tatouage – Épisode 2 | Kalil Moktar

05/10/2025

Introduction : Le Bref Éclipse Occidentale

Dans le précédent épisode, nous avons exploré les origines ancestrales du tatouage, de ses fonctions thérapeutiques au Paléolithique avec Ötzi, à ses rôles complexes dans les grandes civilisations antiques d’Égypte, de Mésopotamie, de Grèce et de Rome. Nous avons vu comment il pouvait être à la fois un symbole sacré, une marque d’identité professionnelle, ou un signe d’infamie. Cependant, avec la chute de l’Empire romain d’Occident et l’ascension du christianisme, le destin du tatouage allait basculer drastiquement en Europe. Tandis que l’Occident le reléguait aux marges de la société, d’autres cultures à travers le monde continuaient de le faire prospérer, le hissant parfois au rang d’art sophistiqué et de rite social incontournable.

L’Interdit Chrétien et l’Obscurité Occidentale

L’arrivée du christianisme a marqué un tournant décisif pour le tatouage en Occident. Les premières communautés chrétiennes, cherchant à se distinguer des pratiques païennes et polythéistes, ont progressivement condamné le marquage corporel. Cette interdiction trouvait sa source dans des passages de l’Ancien Testament, notamment le Lévitique 19:28 : « Vous ne ferez point d’incisions dans votre chair pour un mort, et vous ne mettrez point de marques sur vous. » Bien que ce passage visait à l’origine des rites funéraires spécifiques ou des cultes idolâtres, il fut interprété de manière large par les Pères de l’Église comme une proscription générale du tatouage.

Un homme d'église tenant une bible - En arrière-plan un pélerin se fait tatouer une croix
Sous le regard réprobateur de l’Église médiévale, des pèlerins se font tatouer des croix à Jérusalem. Pratique tolérée mais marginale, le tatouage chrétien de pèlerinage survit discrètement malgré l’interdit ecclésiastique.

Dès le IVe siècle, l’empereur Constantin Ier, le premier empereur romain chrétien, interdit les tatouages sur le visage, considérant qu’ils défiguraient l’image divine de l’homme. Cette interdiction fut renforcée au fil des siècles. En 787 de notre ère, le Concile de Calcuth (ou Celchyth), en Angleterre, rendit une décision formelle et catégorique, interdisant tous les tatouages associés aux rites jugés païens. Cette condamnation ecclésiastique fut un coup fatal pour la pratique du tatouage en Europe. Relégué aux superstitions, aux pratiques barbares des peuples non christianisés ou aux marges de la société (bandits, esclaves), le tatouage disparut presque entièrement des usages occidentaux pendant près d’un millénaire.
Cependant, il existait une exception notable à cette règle. Les pèlerins se rendant en Terre Sainte, et particulièrement à Jérusalem, avaient l’habitude de se faire tatouer une croix ou d’autres symboles chrétiens. Ces marques servaient de preuve indélébile de leur voyage spirituel et, plus pragmatiquement, leur assuraient une sépulture chrétienne s’ils venaient à mourir loin de chez eux. Ces « tatouages de pèlerinage », bien que tolérés, restaient une pratique de niche et ne témoignaient pas d’une acceptation généralisée.

L’Asie : Chefs-d’œuvre et Codes Sociaux Complexes

Pendant que l’Europe tournait le dos au tatouage, l’Asie continuait de développer des traditions d’une richesse et d’une complexité extraordinaires.
Au Japon, le tatouage, ou irezumi, connaîtra une évolution fascinante. Initialement, comme en Occident, il put servir à marquer les criminels, les désignant publiquement. Mais dès la période Edo (1603-1868), le tatouage prend une nouvelle dimension. Il devient un art corporel sophistiqué, notamment grâce aux artisans des classes populaires (charpentiers, pompiers, transporteurs) qui se faisaient tatouer des corps entiers de dragons, de carpes koï, de tigres, de divinités bouddhistes ou de scènes mythologiques. Ces tatouages, souvent dissimulés sous les vêtements, permettaient d’affirmer une identité, une appartenance à un groupe ou une bravoure, sans enfreindre les lois sumptuaires qui régulaient l’habillement des classes inférieures. Les techniques étaient d’une finesse incroyable, utilisant des outils traditionnels appelés tebori (tatouage à la main), un processus long et douloureux mais qui produisait des œuvres d’art vibrantes et durables.

En Chine, les usages du tatouage étaient également ambivalents. Si certaines minorités ethniques l’utilisaient pour des raisons culturelles ou tribales, l’État chinois, pendant de longues périodes, l’a associé aux criminels et aux soldats, cherchant à contrôler ou à stigmatiser certains groupes. Cependant, des exemples de tatouages plus décoratifs et symboliques existaient, notamment des motifs liés aux croyances populaires ou à la protection.

Tatouage représentant un dragon et une carpe Koï sur un dos
Tatouage traditionnel japonais (irezumi) illustrant un dragon et une carpe koï. Symbole de force, de bravoure et de transformation, ce style codifié reflète l’apogée artistique du tatouage durant la période Edo au Japon, en contraste avec l’interdiction chrétienne médiévale en Occident.

En Inde et en Asie du Sud-Est (Thaïlande, Laos, Cambodge, Birmanie), le tatouage, souvent appelé sak yant ou tâo dans certaines régions, était profondément lié à des pratiques spirituelles et magiques. Réalisés par des moines ou des maîtres spirituels, ces tatouages comportaient des prières, des symboles bouddhistes ou animistes, des figures d’animaux mythiques. On croyait qu’ils conféraient à leur porteur protection, force, chance ou invulnérabilité. Chaque motif avait une signification précise et était appliqué selon des rituels spécifiques, transformant la peau en un bouclier spirituel et un réceptacle de pouvoir.

L’Ancien Monde Africain : Des Marques d’Appartenance et de Beauté

Le continent africain, avec sa richesse culturelle et ses innombrables ethnies, a développé des formes de modifications corporelles variées, incluant le tatouage, mais aussi le marquage par scarification, parfois difficile à distinguer pour l’observateur extérieur.

Une femme africaine couverte de scarifications.
Scarifications rituelles africaines, marquant l’identité ethnique, le statut social ou les rites de passage. Véritable langage corporel, ces motifs symboliques racontent l’histoire personnelle et collective d’une vie inscrite dans la chair.

Dans de nombreuses sociétés africaines, les tatouages (souvent réalisés par incision puis coloration avec des pigments végétaux) ou les scarifications servaient de marqueurs identitaires cruciaux. Ils indiquaient l’appartenance à un clan, à une tribu, à un groupe d’âge, ou un passage de la vie (puberté, mariage, maternité). Sur le plan esthétique, ils étaient souvent considérés comme un signe de beauté, d’attirance ou de maturité. Les motifs variaient énormément d’une région à l’autre et d’une ethnie à l’autre, des lignes géométriques complexes aux motifs figuratifs stylisés. Dans certains cas, comme chez les Berbères d’Afrique du Nord, les tatouages avaient aussi des fonctions protectrices contre le mauvais œil ou comme remèdes. Chaque marque racontait une partie de l’histoire personnelle et collective de l’individu.

Conclusion du Deuxième Épisode

Le Moyen Âge fut une période de quasi-disparition du tatouage en Occident, sous le poids des interdits religieux. Pourtant, loin des préoccupations chrétiennes, le reste du monde, et particulièrement l’Asie et l’Afrique, continuait à explorer et à raffiner cet art millénaire. Les traditions japonaises de l’irezumi, les tatouages protecteurs du sak yant d’Asie du Sud-Est, ou les marques identitaires africaines témoignent d’une continuité et d’une incroyable diversité. Ils prouvent que, malgré les condamnations et les ostracisations, le besoin humain de graver son histoire, ses croyances et son identité sur sa propre peau persistait avec une force indéniable. Mais comment ces mondes si différents allaient-ils se rencontrer à nouveau ? Le prochain épisode nous plongera dans l’ère des grandes explorations, où l’Occident allait « redécouvrir » le tatouage, bouleversant à jamais sa perception.

Épisode 1 : Les Premières Encres

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