Encré dans l’Histoire – Le Voyage Millénaire du Tatouage – Épisode 1 | Kalil Moktar

18/09/2025

L’histoire du tatouage

Bien plus qu’un simple dessin ou une mode passagère, le tatouage est un art ancestral, un langage universel gravé à même la peau depuis la nuit des temps. De ses origines thérapeutiques sur des momies préhistoriques à sa reconnaissance actuelle dans les galeries d’art, chaque encre, chaque motif, raconte une parcelle de l’incroyable histoire de l’humanité.

Pour comprendre comment cette pratique a pu être tour à tour un rite sacré, une marque d’infamie, un journal de bord de marin ou un symbole de rébellion, nous vous invitons à un voyage en cinq épisodes. Ensemble, nous remonterons le temps pour explorer les premières traces laissées sur la chair, nous verrons comment il a disparu d’Occident avant d’y être « redécouvert », et nous assisterons à sa spectaculaire démocratisation.

Découvrez avec nous cette saga millénaire où le corps devient la plus intime et la plus durable des toiles. Un nouvel épisode sera publié tous les 15 jours pour percer les secrets de cet art profondément Encré dans l’Histoire.

Épisode 1 : Les Premières Encres – Des Momies aux Marques Antiques

Aujourd’hui, le tatouage est une forme d’expression personnelle, un art corporel que l’on affiche fièrement ou que l’on garde intime. Il orne des millions de corps à travers le monde, porté par toutes les générations, toutes les classes sociales. Mais cette popularité moderne cache une histoire millénaire, bien plus riche et complexe que l’encre qui s’écoule des aiguilles contemporaines. Loin des salons aseptisés et des motifs choisis sur catalogue, le tatouage a été tour à tour un rite sacré, un signe de statut social, une marque de punition, une preuve de bravoure ou de dévotion. Pour comprendre ce phénomène culturel qui traverse les âges, il faut remonter aux origines mêmes de l’humanité, là où la peau est devenue le premier et le plus durable des supports artistiques.

Les Traces Indélébiles du Passé : Ötzi, le Glacial Témoin

L’une des découvertes les plus frappantes et les plus anciennes qui attestent de la pratique du tatouage nous vient des Alpes italo-autrichiennes. En 1991, la momie naturellement préservée d’un homme du Néolithique, surnommé Ötzi, fut retrouvée dans les glaces. Vieux d’environ 5 300 ans (soit environ 3300 ans avant notre ère), cet « homme des glaces » a révolutionné notre compréhension des civilisations préhistoriques. Mais au-delà de ses outils, de ses vêtements et de ses dernières rations, c’est son corps lui-même qui portait une histoire gravée dans la chair.

Ötzi est en effet le plus ancien exemple connu de corps tatoué. Son épiderme révèle pas moins de 61 tatouages, des groupes de lignes parallèles et de petites croix. Ces marques, de couleur bleu-noirâtre, ont été réalisées en incisant la peau puis en frottant de la poudre de charbon de bois dans les entailles. Ce n’était pas un travail d’embellissement au sens moderne. Les tatouages d’Ötzi étaient principalement situés sur ses lombaires, ses genoux et ses chevilles, des zones qui, selon les analyses de son squelette, souffraient d’arthrose. Cette localisation a amené les scientifiques à penser que ces marques avaient une fonction thérapeutique, proche de l’acupuncture ou de la moxibustion (application de chaleur sur des points précis). Ötzi n’était donc pas paré pour une cérémonie ou pour affirmer son statut, mais potentiellement pour soulager ses maux, transformant son corps en une sorte de carte médicale rudimentaire.

Cette découverte suggère que les premières intentions derrière le marquage corporel n’étaient pas purement esthétiques. L’acte de marquer la peau de manière permanente pourrait même être né d’un accident : imaginez une blessure soignée avec de la suie, des cendres ou des minéraux qui, en cicatrisant, laisseraient une coloration durable. Une telle observation aurait pu inspirer l’idée d’une modification intentionnelle et symbolique du corps.

Représentation stylisée d'Ötzi dans une grotte avec des peintures rupestres. Illustration ancienne sur l’histoire du tatouage.
Ötzi, l’homme des glaces, et ses 61 tatouages, témoins de pratiques thérapeutiques ancestrales.

L’Égypte Ancienne : Des Marques Sacrées et Protectrices

Contemporaine des premières pratiques observées sur Ötzi, la civilisation égyptienne ancienne témoigne également d’une histoire du tatouage riche en significations. Des découvertes archéologiques récentes, notamment les momies de Gebelein datant d’environ 3200-3100 av. J.-C., ont révélé les plus anciens tatouages figuratifs connus sur des corps égyptiens. Ces marques, représentant des animaux ou des motifs en « S », prouvent une pratique déjà bien établie à l’époque prédynastique. Plus tard, d’autres momies, comme celle de la prêtresse d’Hathor (Amunet, datée d’environ 2000 av. J.-C.), ont été découvertes avec des tatouages plus élaborés, tels que des motifs de filet sur l’abdomen et les cuisses, ou des représentations du dieu Bès, protecteur des femmes enceintes et des accouchées.

Ces tatouages égyptiens, souvent portés par des femmes, semblent avoir eu des fonctions religieuses et rituelles, potentiellement liées à la fertilité, à la protection pendant l’accouchement ou à la connexion avec le divin. Ils étaient une forme d’amulette permanente, une invocation des forces supérieures directement sur le corps. Contrairement aux marques fonctionnelles d’Ötzi, l’Égypte montre déjà une dimension symbolique et artistique plus élaborée, où le tatouage transcende la simple fonction pour devenir un véhicule de croyances et de protections.

Histoire du tatouage en Mésopotamie, Babylone et l’Ambigüité du Statut

Ailleurs au Proche-Orient antique, le tatouage connaissait des usages variés et parfois contradictoires. En Mésopotamie, il pouvait également avoir une connotation religieuse ou spirituelle. À Babylone, cependant, il pouvait être utilisé comme une marque judiciaire. Les esclaves ou les criminels pouvaient être marqués pour signifier leur statut ou leur faute, transformant la peau en un registre public d’infamie. Cette dualité – marque sacrée ou marque d’opprobre – est une constante que l’on retrouvera dans l’histoire du tatouage, soulignant sa puissance à définir l’identité d’un individu aux yeux de la société.

Grèce et Rome : Entre Identité Professionnelle et Signe d’Infamie

Les civilisations grecque et romaine héritent de cette ambivalence. Chez les Grecs, le tatouage n’était pas une pratique dominante, mais il existait. L’historien Xénophon mentionne que certaines professions pouvaient être identifiées par des marques corporelles spécifiques : les architectes portaient un triangle, les interprètes un perroquet. Cela révèle une forme de marquage identitaire, peut-être de reconnaissance au sein d’une corporation, mais sans la connotation négative systématique.

Cependant, le rôle le plus documenté du tatouage dans ces sociétés est celui de la marque d’infamie. Pour les Grecs, les esclaves et les prisonniers de guerre étaient fréquemment tatoués. Cette marque, souvent apposée sur le front, était un signe public et indélébile de leur servitude. Les esclaves, pour tenter de dissimuler cette humiliation, portaient parfois des bandeaux.

Les Romains ont largement perpétué cette pratique, l’utilisant comme un outil de contrôle social et de punition. Le mot « vilis » (bon marché, de peu de valeur) pouvait être gravé sur le front des esclaves, les déshumanisant et les réduisant à leur statut de bien. Les individus condamnés aux galères étaient marqués des lettres G-A-L. Le corps, dans ce contexte, devenait une surface sur laquelle la justice ou la propriété s’inscrivait de manière permanente.

Pourtant, même à Rome, il y avait une nuance. Les soldats romains étaient également tatoués, mais cette fois-ci, l’intention n’était pas de les déshonorer. Ces marques servaient à prévenir la désertion, à affirmer leur appartenance à l’armée et à rappeler leur engagement envers l’Empire. Le tatouage devenait un symbole d’allégeance et une entrave physique à toute tentative de fuite. Il prouve ainsi que, même dans l’Antiquité, la signification du tatouage était profondément contextuelle, oscillant entre le sacré, le thérapeutique, le punitif et le statutaire.

Diptyque montrant des tatouages bruts d'une part et des motifs égyptiens raffinés d'autre part.
La dualité des tatouages antiques : de la marque brute à l’ornement symbolique égyptien.

Conclusion du Premier Épisode

Le voyage du tatouage, depuis les temps immémoriaux d’Ötzi jusqu’aux empires de l’Antiquité, nous révèle une constante : la volonté humaine de modifier son corps, de le marquer, de le raconter. Ces premières encres, qu’elles soient là pour soigner, protéger, identifier ou punir, ont jeté les bases d’une pratique qui allait traverser les civilisations, s’adapter, disparaître pour mieux renaître. Elles témoignent de la force symbolique du corps comme support de récits, une toile vivante qui traverserait les époques. Mais avec l’avènement d’une nouvelle ère et l’essor des religions monothéistes, le tatouage allait connaître un destin bien différent en Occident. Rendez-vous dans le prochain épisode pour découvrir comment cette pratique ancestrale fut mise au ban et dut attendre des siècles pour refaire surface.